Tous les fins de mois, je suis financièrement essoufflé et je me demande où est passé tout mon salaire. Je ne suis pas une dépensière ; je dépense utile et lorsque cela est nécessaire. Pourtant, mon solde bancaire suggère le contraire : il plane dangereusement à la limite de la zone interdite du découvert. Mon banquier, lui, se moque de mon redressement fiscal; il me conseille de piocher dans mon compte d’épargne ou de souscrire d’urgence à la carte de crédit. Chaque fin de mois, je me posais les mêmes questions : suis-je victime d’un cyber-escroc, suis-je atteinte par la maladie de la fièvre acheteuse ou suis-je tout simplement folle ?

Achats anonymes

En épluchant mon relevé bancaire, j’ai réalisé que je ne suis ni folle ni victime d’une fraude. Bien au contraire, je suis une consommatrice prodige, à la mode. Le mystère est donc démêlé: Je passais presque inconsciemment, par le biais des applications sur mon téléphone portable. De fait, durant le mois, presque tout mon argent va dans un porte-monnaie électronique invisible géant qui plane et m’enserre partout. Je me souviens être (trop) souvent allée à mon application d’achat en ligne favori et suivi la procédure habituelle « cliquez sur 1, cliquez sur 2… ». Bref, j’ai acheté et j’achète sans quitter mon canapé, ou dans certains cas, mon lit. Cinq kilos de sels d’Epsom (ne me demandez pas ce que c’est),  un tricycle en quatre, un livre autocollant, des sacs d’aspirateur, huit livres pour enfants, un livre pour mon père…

Achats à crédit

En procédant à ces achats sans contact bancaire, je pensais être à l’abri. Je me rends compte que je ne suis pas la seule à utiliser mon smartphone pour dépenser « anonymement ». Je ne dépense presque jamais au comptant. Dans les pays dits « connectés », il parait, selon les estimations officielles, que l’utilisation des cartes bancaires représente désormais les trois quarts de toutes les dépenses. Tout peut s’acheter avec un téléphone intelligent et bientôt avec une montre intelligente. La banque Barclays expérimente un bracelet appelé BPAY, tandis que d’autres banques ont créé des autocollants qui peuvent transformer n’importe quel objet en une carte de crédit. On pense que des porte-clés de paiement seront disponibles dans six ou dix mois. Dans les pays du nord de l’Europe, la monnaie n’existe presque plus : quatre sur cinq paiements en Suède sont réalisés avec des cartes de crédit.

Dévalorisations

Les pièces de monnaie et les billets de banque sont devenus vulgaires, sals et non fiables. Ce sont ces genres d’objet que les criminels transportent dans des valises à des fins de blanchiment d’argent. Et pourtant, l’on ne peut s’empêcher de se demander si la disparition de l’argent physique est vraiment une bonne chose.

Il est clair, simple et plus pratique d’utiliser son téléphone pour acheter telle ou telle chose, parce que le fait d’aller dans un magasin et mettre sa main dans un portefeuille est une activité épuisante. Mais cette commodité ne se fait-elle pas au détriment du bon sens? Comme l’argent devient de plus en plus abstrait, ne perdons-nous pas le sens de sa valeur et des vraies valeurs?

Fut un temps, les parents remettaient à leurs enfants un billet pour toute la semaine. Celui qui parvenait à ne pas tout dépenser recevait un bonus pour la semaine suivante. Une telle pratique paraît incongrue pour des enfants d’aujourd’hui qui peuvent aller sur leur tablette numérique et convertir de la trésorerie invisible en jetons numériques, par une simple touche.

Le casino était le seul endroit (de dépravation) où on pouvait convertir de l’argent en jeton. Maintenant avec la « iGeneration » (génération intelligente), les adolescents ont la fibre financière des joueurs de casino. Cette génération a certainement gagné des aptitudes cérébrales en termes de vitesse et d’automatismes, au détriment du raisonnement et de la maîtrise de soi. S’ils ne peuvent pas compter physiquement les pièces qu’ils ont dans leurs tirelires, lire l’heure sur une horloge à aiguilles, comment ces natifs du numérique pourraient-ils avoir la passion des livres et le sens de la valeur?

Discours de dupes

Tous les discours sur la commodité d’une société sans liquidité par devers soi sont, en réalité, tenus par des personnes qui travaillent pour les banques et les grandes entreprises. En effet, la trésorerie manuelle est coûteuse pour les établissements financiers et la grande distribution. Si elles sortent de la manipulation de la liquidité, les multinationales pourraient très facilement réduire le personnel et continuer sur la voie inexorable de l’automatisation.

Grâce à la technologie nouvelle, il leur est désormais possible d’analyser nos habitudes de dépenses pour nous cibler et bombarder avec des «offres» pour alouettes. L’argent numérique n’est pas un simple moyen de paiement des biens et services; il témoigne de l’identité du consommateur.

L’argent ne pousse pas sur les arbres. Cependant, les porte-clés, bracelets ou des téléphones mobiles ne font pas mieux que les arbres.

*Bryony Gordon écrivain et chroniqueuse
Traduction : Mary@notis-consulting.net
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