Nombreux sont les écoliers dont l’environnement familial est hanté par le drame du chômage, qu’il soit redouté pour l’avenir ou vécu déjà depuis de nombreuses années. Certains d’entre eux n’ont jamais vu leurs parents ou leurs aînés partir au travail ; ils ont le sentiment d’être la deuxième génération de chômeurs et sont persuadés que ce statut va être celui de la génération suivante. Les questions concernant ce sujet sont celles où ils laissent le plus facilement transparaître leur angoisse sur le sort qui les attend. Quelle chance ont-ils raisonnablement de pouvoir un jour participer à la « vie active » ?

Le sens du travail

En fait, durant la plus grande partie de l’histoire humaine, le concept même de travail ne correspondait à aucune réalité. Les chasseurs-cueilleurs qu’étaient nos lointains ancêtres ne connaissaient que des activités considérées aujourd’hui comme des loisirs. Ce n’est qu’il y a moins de vingt mille ans que nous avons imaginé de retourner le sol, de le semer, de récolter, de mettre à l’abri la nourriture produite par les champs. Pour cela, il a fallu créer des outils, construire des greniers, défendre ceux-ci contre les voleurs, inventer des moyens de se battre plus efficacement, faire la guerre. Certes, ce statut d’éleveurs-agriculteurs permettait de disposer d’une plus grande quantité de nourriture, mais le prix à payer, l’obligation de travailler, a pu paraître à certains biens lourds. Pour alléger ce poids, nos sociétés ont imaginé de sacraliser ce qui n’est qu’une contrainte douloureuse.  Parmi les transformations radicales du sort des hommes que nous a apportées ce siècle, le recul de la malédiction du travail, présentée par certains comme une malédiction divine, est celle qui est source des pires contresens. Si l’on avait annoncé aux paysans d’autrefois qu’un jour il faudrait cent fois moins d’heures d’efforts pour produire un quintal de blé, ils auraient souhaité la venue rapide de ce nouvel âge d’or et imaginé les multiples fêtes qui rythmeraient les saisons. Aujourd’hui, cette prédiction est réalisée, mais il n’y a plus de fêtes et les paysans ont dû quitter les villages pour venir s’entasser dans les banlieues des mégapoles.

L’accès de chacun aux biens produits par l’effort de tous a été conditionné jusqu’à présent par sa participation à cet effort : « à chacun selon ses mérites ». Mais, pour produire, il faut désormais moins d’efforts. Un jour viendra où il n’en faudra plus du tout ; les machines remplaceront presque totalement l’homme. Nous devrions nous en réjouir. Or stupidement, par manque d’imagination devant des conditions nouvelles, nous le déplorons. Pour maintenir le système de répartition d’autrefois, certaines entreprises s’évertuent à produire des biens rigoureusement inutiles, les « gadgets » qui envahissent notre quotidien, dont elles s’efforcent de persuader le public qu’ils sont nécessaires. Cela donne du travail à ceux qui les produisent, à ceux qui en font la publicité, à ceux qui les vendent, à ceux qui les détruisent. Ce travail, finalement, n’est qu’une fatigue inutile et souvent destructrice des ressources non renouvelables de la planète. Pour camoufler la sottise de ce comportement collectif, un mot est utilisé : la croissance. Comme si celle-ci était un bien en soi, alors que, sur notre Terre limitée, toute croissance rencontre rapidement son asymptote.

Les « sans-travail »

Une autre organisation économique s’impose. Hélas, l’imagination, en ce domaine, n’est guère au pouvoir. Les querelles à ce propos sont alimentées par l’ambiguïté du mot « travail ». Il peut désigner des activités qui usent le corps par la fatigue qu’elles entraînent, qui usent l’esprit par leur répétition ou leur manque d’intérêt, qui sont perçues comme imposées, subies, au service d’un objectif qui n’est pas celui du travailleur. Le sens du mot est alors proche de celui défini par son étymologie, le latin tripalium, qui désignait un trépied sur lequel on torturait un animal ou un homme ; le travail, c’est la torture. Il est normal d’essayer d’échapper à ce travail- torture : heureux les « sans-travail » !

Mais ce même mot désigne aussi les activités qui nous réjouissent par leur nature ou par leur finalité.

Celles qui nous permettent de participer au fonctionnement de la structure collective qu’est la cité contribuent à notre propre développement par les échanges qu’elles impliquent. Être exclu de ce travail- échange est une catastrophe personnelle : malheur aux « sans-travail » !

Le mot « chômage » lui aussi est à double sens. Au cours des siècles passés, il désignait les jours où, pour fêter un événement royal ou pour honorer un saint patron, le travail s’arrêtait et faisait place aux réjouissances. C’est du trop grand nombre de ces « jours chômés » que se plaint le savetier de La

Fontaine : « On nous ruine en fêtes. » Aujourd’hui le chômage n’est plus du tout synonyme de réjouissance ; signe d’un blocage de la société, il désigne les périodes où l’accès à une fonction est interdit à certains ; il manifeste que la communauté n’est pas capable d’ouvrir ses portes à tous et notamment aux jeunes.

La généralisation du travail salarié

La recherche des causes de ce blocage aux conséquences désastreuses amène nécessairement à une analyse du fonctionnement de l’économie. Même en terminale, les jeunes n’ont guère eu de cours à ce propos ; ils sont peu préparés à une réflexion structurée échappant aux trop faciles « n’y a qu’à ». Je ne peux refuser de leur exposer mon point de vue, qui implique une prise de position « politique ».

L’erreur fondamentale, me semble-t-il, est de n’avoir pas profité de l’arrivée des machines pour provoquer un accroissement du travail-échange parallèle à la diminution du travail-torture, transfert que permet la merveilleuse efficacité des robots. Il est utile de prendre un recul historique et d’avoir conscience de la barbarie de nos sociétés au cours des deux derniers siècles marqués par la création de l’industrie et la généralisation du travail salarié. En France, il a fallu attendre 1841 pour que la loi interdise de faire travailler plus de huit heures par jour les enfants de moins de huit ans ; 1848 pour qu’elle interdise de faire travailler les ouvriers des usines plus de douze heures par jour, soit quatre-vingt-quatre heures par semaine ; 1900 pour que les ouvriers obtiennent la semaine de soixante dix heures, 1906 pour la semaine de soixante heures, 1919 pour la semaine de quarante-huit heures, 1936 pour celle de quarante heures, 1982 pour celle de trente-neuf heures. Aujourd’hui, grâce notamment à l’informatique, les progrès de la productivité se sont accélérés ; il paraîtrait raisonnable de poursuivre à un rythme aussi rapide cette conquête du temps libre ; une durée du travail de moins de trente heures, ou même de moins de vingt-cinq heures hebdomadaires, serait dans la continuité des progrès obtenus depuis un siècle.

La sacralisation du travail

Pour faire accepter des vies presque entièrement consacrées à des activités imposées, nos sociétés ont sacralisé le travail et l’ont présenté comme la source de la dignité. Dans cette optique, l’intervention des machines est perçue non comme un bienfait mais comme un tarissement de cette source. En réalité, la source de la dignité est la participation au réseau des échanges. Le thème central de toutes mes interventions est la métamorphose de chaque petit d’homme en une personne humaine grâce aux liens qu’il tisse avec ceux qui l’entourent.

L’objectif premier de toute communauté est donc de faciliter ces liens. Le recul de l’obligation de consacrer une part de sa vie au travail-torture est une occasion inespérée de mieux poursuivre cet objectif. Il ne s’agit pas de donner du travail à tous, mais de permettre à tous d’entrer dans le jeu aux ressources inépuisables de la construction de chacun grâce aux apports des autres.

Une nouvelle société

Le rôle de l’école est de préparer les enfants à mettre en place et à faire vivre cette société de l’échange, dont les principales productions seront des richesses non marchandables, échappant par conséquent aux raisonnements des économistes : santé, éducation, culture, justice… Cette préparation exige au moins autant d’efforts que l’actuelle compétition à laquelle les contraint une société incapable de les accueillir tous. Elle incite chacun à une émulation où il ne s’agit pas de lutter contre les autres, mais contre soi.

Albert Jacquard

Notis©2013

Illustration : « du travail pour mon père ! » (1967) par yves-zoberman