Le phénomène des paradis fiscaux est l’un des instruments organisés massivement par les plus riches et les plus puissants pour profiter de biens collectifs sans en payer le prix. Avant tout, ce que les élites cherchent à éviter, ce sont les impôts. Elles s’efforcent de ne pas payer ou de réduire leur part dans l’effort consenti par la collectivité pour financer les biens collectifs fournis par les Etats (sécurité sociale, santé, éducation, infrastructures…). Les paradis fiscaux contribuent à façonner un type particulier de mondialisation, caractérisé par un fossé croissant entre les très riches et tous les autres. Une telle mondialisation n’est ni nécessaire ni inévitable.

Qu’est-ce qu’un paradis fiscal?

Il est difficile de définir les paradis fiscaux, car leurs activités renvoient à des dimensions complexes. Au niveau le plus simple, ce sont des lieux ou des pays (tous ne sont pas des Etats souverains) qui disposent d’une autonomie suffisante pour promulguer leurs propres lois et règles fiscales, financières et autres. Ils profitent de cette autonomie pour édicter des normes conçues pour aider des individus ou des sociétés non résidents à échapper aux obligations réglementaires des territoires où ces personnes physiques ou morales réalisent effectivement leurs transactions économiques. Les paradis fiscaux appartiennent ainsi au monde de l’offshore, celui qui permet de découpler le lieu réel d’une transaction et le lieu de son enregistrement juridique.

Une deuxième caractéristique que partagent les paradis fiscaux est le secret – bancaire, juridique, etc. – qui permet à l’usager des structures relevant du droit local de le faire dans un anonymat total ou partiel.

Une troisième caractéristique est la facilité et le faible coût d’accès avec lesquels on peut immatriculer des sociétés sur leur territoire.

Les paradis fiscaux sont des lieux où l’on peut se soustraire à ce qui est l’une des certitudes absolues de la vie, les impôts, avec pour conséquence des trous béants dans les finances de beaucoup d’Etats. Ils permettent aussi à ceux qui les utilisent d’échapper à diverses autres règles, de blanchir de l’argent ou d’en placer à l’insu de leurs associés ou de leurs conjoints, et d’assurer le secret de leurs activités commerciales.

En fait, contrairement à ce que croit le lecteur lambda, les paradis fiscaux sont partout et pas que sur des îles. Dans de vraies banques, hébergées dans de vrais immeubles avec de vrais salariés comme on peut en rencontrer dans une succursale du coin de la rue ou presque.

Pris un par un, les paradis fiscaux peuvent paraître petits et insignifiants, mais ensemble, ils jouent un rôle crucial dans l’économie mondiale. Primo, ils ébranlent les processus de régulation et de taxation des grands pays en donnant carte blanche aux banques, aux multinationales et aux individus riches pour les contourner. Secundo, ils faussent la répartition des coûts et des avantages de la mondialisation, en faveur d’une élite mondiale et au détriment d’une grande majorité de la population.

Evitement et évasion

Comme leur nom l’indique, les paradis fiscaux sont utilisés dans le but d’échapper à l’impôt ou de l' »optimiser ». Un peu partout dans le monde, les individus et les sociétés ont la possibilité de réaliser ce que l’on peut décrire comme de l' »optimisation fiscale » conformément au droit du pays dans lequel ils vivent ou ont leurs activités. Mais pour l’écrasante majorité de la population mondiale, y compris la plupart des gens disposant de salaires raisonnables dans les pays industrialisés développés, le concept d’optimisation fiscale n’a guère de sens: l’impôt est généralement prélevé à la source sur leurs gains, et leurs relations avec le fisc s’arrêtent là.

Pour une minorité fortunée et pour la plupart des grandes sociétés, l’optimisation fiscale occupe en revanche une partie importante de leurs affaires et de leur vie privée. Il existe même une expression qui décrit le mode de vie de certains d’entre eux: on les appelle des TP, des « touristes permanents » qui, pour des raisons fiscales, sont « en permanence ailleurs ».

C’est malgré tout une situation extrême et, dans la pratique, les experts en fiscalité distinguent trois comportements de base en matière de stratégie fiscale.

*Le premier est le « consentement à l’impôt ». C’est le cas d’une société ou d’un individu qui veut être en règle avec le droit fiscal dans tous les pays où il a des activités, qui communique toutes les informations qu’on lui réclame et s’efforce de payer le juste montant des impôts qui lui sont demandés, dans les délais et au « bon » endroit, c’est-à-dire là où la réalité économique de ses activités correspond à ses déclarations.

*A l’autre extrémité, il y a la fraude fiscale. C’est une activité illégale menée pour réduire le montant des impôts d’un individu ou d’une société. Elle se produit lorsqu’un contribuable ne déclare pas une partie de ses revenus, ou déduit de son revenu imposable une charge qu’il n’a pas supportée ou qu’il n’est pas autorisé à déduire. Dans certains pays, comme la Suisse ou le Liechtenstein, un distinguo est opéré entre la fraude et l’évasion, la première étant un délit pénal et la seconde un délit civil. La différence est significative car, juridiquement, les administrations de ces pays ne peuvent pas coopérer avec les fiscs étrangers en matière civile. La réponse habituelle des autorités suisses aux demandes d’assistance des autres pays dans des dossiers d’évasion fiscale est que, bien qu’elles soient vivement désireuses de sanctionner des pratiques qu’elles réprouvent, elles ne peuvent, hélas, fournir d’informations parce que l’évasion fiscale est une affaire civile dans la Confédération helvétique. Elles ont donc les mains liées…

*Enfin l’optimisation fiscale. C’est la zone grise entre le consentement à l’impôt et la fraude fiscale, le terrain favori d’une armée de comptables, juristes, banquiers et experts fiscaux. Un individu ou une société pratiquant l’optimisation fiscale peut rechercher trois choses: payer moins d’impôts que ne l’exigerait une interprétation raisonnable du droit d’un pays; payer des impôts sur des profits déclarés dans un pays autre que celui où il les a réellement encaissés; se débrouiller pour payer l’impôt un peu plus tard qu’il n’a réalisé les profits.

Des confusions à dessein

En droit, la différence est claire entre la fraude et l’optimisation fiscale. Les fiscalistes aiment à citer une série de décisions de tribunaux, le plus souvent dans les plus grands pays du monde, qui paraissent soutenir la légalité de l’optimisation. En fait, la réalité est plus compliquée. D’abord, les règles fiscales d’à peu près tous les pays sont complexes, et l’optimisation repose souvent sur l’existence d’un doute quant à leur interprétation. Ensuite, quand les transactions sont de nature internationale, dans un monde qui n’a pas de règles fiscales mondiales, il est souvent difficile de résister à la possibilité de jouer le droit fiscal d’un Etat contre celui d’un autre (un procédé que les fiscalistes appellent « arbitrage »). La conséquence est que la limite entre la fraude et l’optimisation est souvent trop difficile à déterminer de façon générale. Elle dépasse la capacité de connaître ou de comprendre le droit de la plupart de ceux qui constituent la clientèle des paradis fiscaux – ce que les fiscalistes peuvent facilement exploiter. Pour cette raison, nous parlons de fraude, d’évasion ou d’optimisation sans les distinguer de façon tranchée, en nous appuyant sur le mot célèbre de l’ancien chancelier de l’Echiquier Dennis Healey, qui décrivait la différence entre les deux comme étant « l’épaisseur d’un mur de prison ».

Des pertes incommensurables

Quel est le montant de l’impôt non payé grâce aux paradis fiscaux? La réponse la plus franche et la plus exacte est que personne ne le sait. Mais comme les Etats ont conscience qu’ils perdent de plus en plus de recettes fiscales, quelques chiffres ont été publiés. En Grande-Bretagne, selon les calculs de Richard Murphy, l’évasion annuelle serait d’environ 97 milliards de livres – 16,6% des recettes fiscales ou 6% du PIB. Les services fiscaux des Etats-Unis pensent qu’il manque de l’ordre de 330 milliards de dollars par an, soit 16% des impôts fédéraux et 2% du PIB. En France, l’Etat perd au minimum 40 à 50 milliards d’euros par an, soit en gros 3% du PIB. L’Union européenne estime que le manque à gagner pour l’ensemble des pays de l’Union est de 2 à 2,5% du PIB. Ce sont des chiffres très élevés.

Notis©2012

Sources: Ronen Palan, Richard Murphy et Christian Chavagneux, Tax Havens/ATTAC, En finir avec la criminalité économique et financière/ Jean-Pierre Thiollet, Beau linge et argent sale/ Thierry Godefroy et Pierre Lascoumes, Le Capitalisme clandestin/ Xavier Harel, La Grande Évasion