Contrairement à une entreprise, un Etat (pays ou nation), sous le couvert du concept de la souveraineté, pouvait vivre longtemps en déficit, en achetant beaucoup plus qu’il ne vendait. Mais la donne a complètement changé. Avec la crise qui dure, la compétitivité est devenue une exigence absolue, macro comme micro. La loi d’airain de l’économie s’applique désormais dans toute sa rigueur à tous, chamboulant ainsi les équilibres anciens. Le monde entier se trouve empêtré dans les filets de la compétitivité. Et il n’est pas près à s’en défaire, selon une analyse d’un éditorialiste de la presse économique, Jean-Marc Vittori.

Double chocs

Pour comprendre ce basculement, il faut revenir à un double choc de la fin des années 1990. Premier choc : les pays émergents d’Asie sortent alors d’une profonde crise financière, aggravée par les mesures préconisées par le FMI. Ils en tirent une leçon simple : il faut désormais accumuler des excédents commerciaux massifs pour ne plus prendre le risque de faire appel au Fonds monétaire international. La Chine, épargnée par la secousse, parvient à la même conclusion. L’Asie devient dès lors le banquier de l’Amérique, dans un pacte faustien : elle prête de l’argent aux Etats-Unis, argent avec lequel les Etats-Unis nourrissent la croissance de l’Asie en achetant ses produits. L’excédent courant chinois culmine à 10 % du PIB en 2007, le trou américain atteint 6 % du PIB l’année précédente.

En Europe, un second choc aboutit au même résultat : la création de l’euro. Dans l’Union monétaire, les tensions indiquées par les fluctuations des taux de change disparaissent. L’Allemagne, qui se remet alors de sa coûteuse réunification, réduit ses coûts de production et renforce son industrie. Comme la Chine, elle dégage des excédents énormes (plus de 7 % de son PIB en 2007). Et elle prête directement ou indirectement de l’argent à l’Irlande, à l’Espagne, à la Grèce pour qu’elles achètent ses produits (les déficits de ces pays plongent respectivement en 2007 à 5, 10 et 15 % de leur PIB).

Double choix

L’essor fabuleux de ces prêts et donc de ces dettes repose sur une idée simple : tout sera remboursé, car les banques et les Etats des pays avancés sont des gens sérieux. Mais la faillite de la banque Lehman Brothers en 2008 montre que cette idée est fausse, tout comme le défaut de la Grèce quatre ans plus tard. Brutalement, les prêteurs arrêtent de prêter. La Chine, par exemple, décide alors de basculer sa croissance du moteur de l’exportation vers ceux de l’investissement et de la consommation. Les pays emprunteurs, eux, se retrouvent face à une terrible contrainte de financement qu’ils avaient fini par oublier. Ils n’ont que deux choix possibles pour rétablir une balance courante que les étrangers ne veulent plus financer. Le premier est très douloureux : il consiste à sabrer dans la demande interne, et donc au premier chef la consommation. Cette demande interne a baissé en cinq ans de 10 % en Italie et en Espagne, et même de plus de 30 % en Grèce – un choc d’une violence inouïe. Le deuxième choix n’est pas douloureux, mais beaucoup plus exigeant : il consiste à exporter davantage, à faire de la croissance ailleurs.

Déficit persistant

Sauf que le monde entier ne peut pas accroître les exportations, faute de commerce avec d’autres planètes (l’excédent de 336 milliards de dollars dans la balance courante du monde en 2012, qui figure dans les chiffres du FMI, reflète des problèmes de mesure et non des échanges intergalactiques). L’excédent commercial de la Chine est donc revenu à moins de 3 % de son PIB. Les grands pays d’Amérique latine, qui étaient à l’équilibre jusqu’en 2008, affichent désormais un déficit de 150 milliards de dollars qui pourrait finir par leur poser un problème de financement. Même risque pour l’Inde, qui s’enfonce dans le rouge, avec un trou qui dépasse désormais 10 % de son PIB.

Les pays avancés, eux, ont déployé toute une panoplie pour regagner en compétitivité. Les Etats-Unis ont employé deux leviers majeurs, qui leur ont permis de réduire leur déficit de moitié. D’abord l’essor des gaz de schiste, qui pèse sur les prix de l’énergie, facteur essentiel de compétitivité dans certaines industries comme la chimie. Ensuite et surtout, une forte pression sur les salaires. Cette pression a abouti à une réduction de la masse salariale de 2 % par an aux Etats-Unis sur une décennie (2002-2011), tandis les coûts augmentaient de 4 % en Allemagne, de 5 % en France et plus de 6 % en Italie. Le Japon, lui, a décidé d’actionner l’outil du taux de change. Après avoir laissé le yen s’apprécier pendant des années, les dirigeants du pays ont annoncé un objectif de dévaluation massive et mis en œuvre les moyens monétaires pour le rendre crédible.

L’Europe, elle, dégage désormais un excédent sur le reste du monde, de l’ordre de 2 % de son PIB, alors qu’elle était à l’équilibre avant la crise. Tandis que l’Allemagne maintenait son excédent à 6 % du PIB, les pays du sud de l’Europe ont pratiquement résorbé leur déficit, grâce surtout à la compression de la demande intérieure. Seule l’Espagne montre des signes de meilleure performance à l’export. L’effort de compétitivité reste donc largement à faire.

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