Après avoir fait tomber les têtes, Pierre le Grand, tsar (1672-1725) et empereur (1721-1725) de Russie, songe à faire tomber les barbes. Le système pileux de ses sujets l’obsède. Il y voit, de plus en plus, une insulte à la civilisation. Ses collaborateurs, ses intimes ont les joues rasées, et les autres ?…

Selon le capitaine John Perry : « Les Russes vouaient à la barbe un respect religieux. Ils la laissaient descendre jusqu’à la poitrine. Ils la peignaient et la lissaient en s’efforçant de ne pas en perdre un poil. C’était là une distinction entre eux et les étrangers».

La taxe sur la barbe

Ne pouvant procéder lui-même à la tonte en règle de tout son peuple, Pierre le Grand publie un oukase (décret) interdisant le port de la barbe, sauf pour les membres du clergé. Les barbus qui, nonobstant le désir du tsar, veulent garder du poil au menton doivent payer une taxe déterminée par leur condition sociale. Cent roubles par an pour les nobles et les commerçants ; trente roubles pour les laquais, les cochers, un demi-kopeck à l’entrée et à la sortie de la ville pour les paysans.

On leur délivre à tous, en guise de quittance, une médaille de bronze, avec l’inscription : « La taxe a été perçue ». Cette médaille offre également l’imager gravée d’une barbe, et, parfois, la devise : « La barbe est un fardeau inutile ». Les individus ainsi imposés sont tenus de porter leur médaille sur eux et de la présenter à toute réquisition. La médaille est renouvelée chaque année. La plupart des nobles et des marchands trouvent la taxe trop lourde et finissent pas se raser. Mais les paysans préfèrent  payer leur écot en franchissant les portes de la grande cité et rentrer chez eux, au village, la barbe au vent, comme de vrais mâles et de vrais chrétiens.

La résistance

Le capitaine Perry raconte qu’ayant rencontré, sur les chantiers de Voronej, un vieux charpentier qui sortait rasé de chez le barbier, il lui a demandé : « Où donc est ta barbe ». « La voici, a répondu l’autre en tirant une énorme touffe de poils de dessous son gilet. Je l’enfermerai dans un coffre et ordonnerai de la placer avec moi dans mon cercueil, quand je mourrai, afin de me présenter avec elle au jugement dernier. Tous mes amis en feront autant… ».

En somme si la noblesse, les négociants aisés, l’armée, la marine ont adopté, bon gré mal gré, la nouvelle mode, la Russie profonde y demeure hostile.

Mais d’autres oukases suivront, plus terribles : « si un barbu se présente dans un bureau, refuser sa requête, l’obliger à payer cinquante roubles et, au cas où il en serait incapables, l’envoyer dans le nord pour qu’il règle son amande en travaillant. Quiconque rencontre un barbu vêtu de façon non réglementaire pourra l’amener de force aux autorités de police. Comme récompense, il recevra la moitié de l’amende sur la barbe et les vêtements du récalcitrant. »

Mais peut-on imaginer des visages imberbes, modernes au-dessus de longs caftans byzantins Il faut mettre d’accord la figure et l’habit. Après s’être attaqué aux barbes, Pierre s’attaque aux vêtements…

Notis©2014

Source : Pierre le grand par Henri TROYAT (Ed. Flammarion)